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André Barrette / LES RITUELS





Cher André,
Je n'ai jamais cru que la chasse était un passe-temps parmi d'autres. J’ai beau me chercher des raisons… j'astique chaque hiver la Winchester, l'arc à poulie et les flèches comme le ferait n'importe quel zélateur dévoué à son culte. Ma collègue de bureau, une féministe avertie, croit que c'est une affaire d'hommes en détresse qui rapaillent dans le camp de chasse souvenirs d'enfance et libido débordante. Et pourquoi pas ? qu'il m'arrive de ruminer dans ma tête en tripotant mes bottes de Néoprène…

En compagnie de mes frères Gus et Maurice, le camp de chasse s'anime chaque automne de mille feux de brousse que personne n'oserait allumer dans sa propre maison. On reluque comme des éperviers les quatre directions du paysage, on s'amuse à faire les mirlitons manière Pinard, on joue à la femme de ménage éplorée, on achète la paix aux geais gris avec du pain aux raisins. Enivrés par l'espoir de lendemains qui chantent, on roupille dans la nuit abyssale contre un mur de planches qui sent la gomme d’épinette et la crotte de souris. La collègue du bureau n’a jamais compris combien cette vie parallèle m'était précieuse. Enfin…

Tu ne seras pas étonné d'apprendre qu’on est revenu bredouille de la chasse encore cette année. Pour te dire la vérité, je me réjouis d'avoir échappé une fois de plus aux rituels baroques d’une boucherie improvisée sous la pinède. Je t'avais raconté cette équipée de l’année dernière, alors qu’on chavira le canot au milieu du lac, coulant par le fond un magnifique panache d'orignal? Ouais… Ce qui s'est produit près du lac il y a trois jours vaut mille fois ce mauvais souvenir. Laisse-moi te raconter.

Je ne sais pas ce qui m'a pris cet automne, mais j'avais apporté avec moi des bricoles bon marché pour donner une touche personnelle à la cache qui m'abrite dans un arbre. J'installai dans un coin des petits mobiles de fleurs en métal qui traînaient dans le sous-sol depuis des années; j'ornai une tablette avec des livres de Michel Tremblay que je n'avais pas osé lire en public; je déposai au sol un petit lanternon de chemin de fer alimenté au pétrole et clouai sur les arbres tout autour une série de photographies de paysage découpées dans un livre. Il me semblait que la cache ainsi agrémentée, je pouvais passer des journées entières dans les arbres.

Gus et Maurice savaient que j’y passerais la nuit. Comme leur stratégie consistait à se déplacer lentement autour du lac, on se donna rendez-vous le lendemain. Avec le soleil couchant, je m'allongeai par terre dans la cache, les coudes enfoncés dans un vieux coussin de lainage et je lus tranquillement La grosse femme d’à côté est enceinte sous le feu du lanternon. Hormis le tintement des mobiles au-dessus de ma tête et le gloussement de quelques perdrix, rien de toute la nuit ne brisa la quiétude des lieux.

Au lever du soleil, un dense nuage de brume enveloppait la nappe d'eau cerclée de hautes montagnes. On ne distinguait rien qui vaille à plus de trois mètres quand j'entendis l'écho d'un tumulte liquide aux abords du lac. Le grognement de la bête et le fracas de quelques branches brisées me persuadèrent qu'il s'agissait d'un orignal gigantesque. Je me préparais à braquer l'animal, l'œil vissé dans la mire, quand une chose splendide fit chuter la tension de mon arc. Une maman ours faisant dans les deux mètres tenait par la main trois oursons guillerets qui venaient dans ma direction. J'ai cru bêtement qu'ils allaient s'en prendre à mon repaire, chercher à voir de près les mobiles suspendus au-dessus de ma tête, consulter les plus belles pages de mon livre de Tremblay. Il n’en fut rien.

Plus je les observais en retenant mon souffle, plus je comprenais que la maman ours était venue exprès avec ses petits pour leur montrer les photographies que j'avais clouées sur les arbres. Les oursons prirent tour à tour, dans les bras de leur mère, un long moment à observer chacune des photos comme s'ils cherchaient à reconnaître un morceau de paysage qui leur était familier. Après avoir remis le dernier des oursons sur ses pattes, la maman ours se redressa en direction d'une image qui représentait l'ombre portée d'un homme dans la savane. Elle examina l’image attentivement, la renifla de très près pour s'en saisir à la dérobée. Décontenancé par la scène, je fis tomber avec fracas le petit lanternon qui traînait à mes côtés. La mère et les petits prirent la fuite.

Quand mes frères furent de retour, je n’ai pas osé leur dire que les ours avaient un faible pour les photographies de Carleton Watkins, Harry Callahan, Joseph Sudek. Attablés le soir autour de petits gibiers en sauce cuisinés sous les arbres, ils me confièrent mi-sérieux, mi-rieurs, avoir observé de l'autre côté du lac un ours énorme qui semblait lire une lettre à ses petits… On leva nos verres à la santé des ours et on rentra à la maison sous un ciel argenté. Pour faire plaisir aux ours des alentours, j'ai laissé en partant près du lac toutes les images de paysage que j’avais clouées sur les arbres. On verra bien ce qui en restera l'automne prochain.

                                                                                                      Amitiés, Jimi P.

LES RITUELS — parcours de chasse, une exposition présentée du 2 au 25 avril 1999 à  VU, centre de diffusion et de production de la photographie. Le texte de Jimi Paulz a été publié en accompagnement de l’exposition. Il est reproduit avec l’aimable autorisation de VU. Photo: André Barrette. Tous droits réservés. ©

Article publié le 26 novembre 2014

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